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SENTENTIA. European Journal of Humanities and Social Sciences
Reference:

The equality of men and women: ethics in the XXI century?

Rulan Norber

Doctor of Law

Professor, the department of Law, Aix-en-Provence

425200, Russia, g. Medvedevo, ul. Polevaya 17-87, 3

aurora.group.europe@gmail.com

DOI:

10.25136/1339-3057.2018.2.26148

Received:

28-04-2018


Published:

05-06-2018


Abstract: The author examines the questions of gender equality in the modern world, as well as from the historical-anthropological perspective. The article deals with the examples of gender inequality from the physical, sociological and psychological standpoints, in various cultures, and how it can affect marriages between men and women, where interdependence and mutual interest play a significant role in consummation and preservation of marriage. The work leans on the cases of Norwegian-Russian and French-Russian marital unions, using the traditional to sociology and jurisprudence method of scientific research. The material carries anthropological character, which explains the extensive use of the methods of historical sciences. The author explicates the causes of gender inequality, their origin and consolidation in the culture, religion, and law, as well as demonstrates a range of interesting examples of sociological, cultural, and legal inequality of genders from the various cultural environments, countries and continents. Using the precedents of Norwegian-Russian and French-Russian marriages, the author analyzes how their union is preserved based on the interdependence and mutual interest.


Keywords:

sexe, le mariage, la famille, inégalité entre les sexes, anthropologie, sociologie, éthique, égalité, inégalité, alliance

Introduction

Le thème de l’égalité entre les femmes et les hommes a nourri bien des débats depuis des décennies, voire des siècles. Dans le monde occidental, il a récemment été relancé par les campagnes médiatiques Balance ton porc et Mee too, visant à dénoncer les agressions et comportements injurieux d’ordre sexuel commis envers les femmes.

L’histoire et l’anthropologie conduisent à un constat massif : l’inégalité entre les femmes et les hommes, sur laquelle on a beaucoup spéculé pour savoir si elle trouvait son fondement dans la nature ou la culture. On se souvient à cet égard de la célèbre phrase de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient » [1].

Inégalité à des degrés divers. Il vaut mieux être femme en Europe que dans la plupart des sociétés de Nouvelle-Guinée ; jusqu’ici, la femme suédoise est plus indépendante que celles des campagnes siciliennes. Et chez les Touaregs, on n’est pas loin d’une égalité entre les hommes et les femmes, contrairement à la plupart des coutumes musulmanes

Une première partie sera consacrée à ce constat et à ses tentatives d’explications.

Par ailleurs, le monde actuel vit l’internationalisation des contacts, notamment par Internet, ce qui se traduit par la constitution de couples mixtes venus souvent d’horizons culturels et de systèmes juridiques différents dans les rapports entre les femmes et les hommes.

Une seconde partie sera consacrée à des exemples tirés des couples actuels russo - norvégiens, et franco-russes.

Partie I : L’inégalité entre les femmes et les hommes

L’égalité réelle entre les hommes et les femmes n’existe actuellement que dans les pays scandinaves, tout particulièrement en Norvège. Dans les pays occidentaux (Russie comprise), on note le plus souvent, à des degrés divers, un écart entre les normes et les pratiques. Écart dû en grande partie à la persistance de représentations léguées par le système viriarcal [2]. On retrouve ainsi le triptyque cher à l’anthropologie juridique : les normes, les pratiques, les représentations.

La quasi- universalité de l’inégalité entre les femmes et les hommes pose donc problème. On l’examinera brièvement à la lumière de l’histoire et de l’anthropologie.

Cette première partie comportera donc deux paragraphes : le constat de l’inégalité, les tentatives d’explications.

A) Le constat de l’inégalité

Cette inégalité possède des aspects psychologiques et juridiques qui sont souvent intimement mêlés.

Deux exemples le montrent bien : celui des récentes campagnes médiatiques contre les agressions commises contre les femmes ; les inégalités dans le monde du travail.

a) Pourquoi Balance ton porc ?

Hollywood a été marqué par l’affaire Weinstein. Une des conséquences semble être le retour d’un certain nombre moral. En témoigne la transformation de l’héroïne des jeux vidéo, Lara Croft [3], figurée d’abord par Angélina Jolie, aujourd’hui par Alicia Vikander. On peut parler d’une désexualisation. Les vêtements ne sont plus moulants, le fusil a été remplacé par l’arc et la flèche, plus écologiques. Un signe parmi tant d’autres de l’évolution des rapports entre les femmes et les hommes. Certains auteurs comme Eva Illouz s’en prennent même à la galanterie : « être galant, c’est être conscient de sa supériorité tout en l’euphémisant, en faisant des gestes de déférence et de protection, qui n’ont de valeur érotique que parce qu’ils présupposent cette supériorité » [4]. La galanterie serait ainsi un des effets de la détention inégalitaire, parce que régulée principalement par les hommes, de ce que l’auteure nomme le capital sexuel. Ceux-ci en fixent les critères, par exemple la jeunesse (une jeune femme de 23 ans est considérée comme trop vieille par l’industrie du mannequinat), la minceur et la blondeur. À ce jeu, certaines femmes sont gagnantes : les actrices et mannequins, les présentatrices de télévision, les attachées de presse, les hôtesses de l’air correspondant à ces standards. L’auteure minimise même l’égalité salariale et l’accès des femmes au plaisir sexuel, qui n’entameraient que peu la domination structurelle des hommes. On peut discuter sur la signification exacte de la galanterie [5] et des sentiments qu’elle peut provoquer chez les femmes qui ne sont pas forcément négatifs, sans que pour autant celles-ci soient aliénées.

La préférence masculine pour la jeunesse est en effet un trait culturel très répandu, y compris dans les sociétés non- occidentales. Dans la majorité des cultures les hommes sélectionnent des femmes jeunes et les femmes des hommes ayant un statut socio- économique élevé, et donc plus âgés [6]. P.Brenot , psychiatre et anthropologue, le constate : « La conformité aux stéréotypes millénaires de l’homme plus grand en taille et en âge a effectivement tendance à résister dans la mesure où de nombreuses femmes plébiscitent à leurs côtés un homme solide et fort sur lequel elles puissent se reposer » [7]. Pour les tenants de la psychologie évolutionniste, il faut y voir la permanence jusqu’à l’époque actuelle de traits archaïques tenant à la reproduction. Les hommes sélectionnent des femmes jeunes parce qu’elles sont les plus aptes à procréer ; les femmes des hommes au statut élevé parce qu’elles supposent qu’ils seront plus à même que d’autres d’assurer l’éducation des enfants, qui, dans l’espèce humaine, demande beaucoup de temps. Évidemment, l’étendue de la différence d’âge admise varie suivant les époques et les sociétés. Dans la France actuelle, une différence de plus de dix ans est suspecte. Dans les anciens pays de l’Est elle était admise ; sans parler de certains pays asiatiques, ou le Brésil, où elle peut atteindre une trentaine d’années. On peut prendre comme contre-exemples les cougars, mais jusqu’ici, ces couples ne sont que l’exception qui confirme la règle.

Quoi qu’il en soit, observons que l’indépendance financière est quand même le signe d’une modification profonde du système viriarcal. Ainsi que l’ouverture de la sexualité à la femme, qui justement l’éloigne de ce système, où elle était dominée par l’homme.

Prenons le cas de la France. Le stéréotype de la passivité féminine a beaucoup souffert, notamment dans le domaine sexuel[8]. Les rencontres ne se font plus dans les bals populaires, mais sur les lieux de travail ou sur Internet[9]. Les jeunes femmes utilisent ce dernier moyen dans des proportions comparables aux hommes (entre 28 et 40 pour cent des 18 à 25 ans).

En 1970, l’initiative des rapports sexuels revenait aux hommes. Dans la seconde moitié des années 2000 , cette initiative est partagée à peu près également, Quatre cinquièmes des femmes comme des hommes déclarent que leur dernier rapport été le fruit d’une envie commune. Les rapports qui ne correspondent pas à ce modèle sont considérés comme insatisfaisants, voire violents.

Les pratiques sexuelles elles-mêmes montrent une plus large participation et activité des femmes. Toujours dans les années 2000,80 % d’entre elles déclarent avoir eu un orgasme lors de leur dernier rapport. 49 % des Françaises disent avoir utilisé au moins une fois un sex toy, contre 9 % il y a 10 ans[10]. 75 % des Françaises vivant en couple se déclarent prêtes à en utiliser, la majorité des utilisateurs s’en servent d’ailleurs en couple. Fait relativement surprenant, les catholiques pratiquants sont assez proches de la moyenne des utilisateurs. Les diplômés de l’enseignement supérieur, les cadres supérieurs et les chefs d’entreprise sont les plus nombreux utilisateurs. La vente en ligne de ces accessoires (66 pour cent des achats) facilite leur diffusion.

65 % des femmes de 25 à 49 ans déclarent pratiquer la fellation, et 70 % des hommes le cunnilingus. La masturbation solitaire a augmenté considérablement parmi les femmes. 73 % d’entre elles ont vu des films pornographiques, 20 % en regardent régulièrement.

Pratiques qui non seulement dissocient de plus le plaisir sexuel de la reproduction, mais témoignent des initiatives des femmes.

De plus, après les séparations, qui sont désormais très nombreuses, les femmes sont aussi nombreuses que les hommes à rencontrer de nouveaux partenaires.

Cependant, le déterminant de la sexualité est encore conçu différemment suivant les genres. Les deux tiers des hommes et des femmes sont d’accord pour dire que les hommes ont par nature plus de besoins sexuels. L’affirmation selon laquelle on peut avoir des rapports sexuels sans aimer son partenaire est désapprouvée par 54 % des femmes, mais par seulement 30 % des hommes. Il y aurait donc une inadéquation entre la féminité et l’affirmation du désir sexuel.

À la lumière de ces évolutions récentes, comment interpréter la multiplication des plaintes féminines contre le harcèlement sexuel ? Dire qu’il s’agirait d’un retour au puritanisme constitue un contresens historique. C’est justement parce que les pratiques ont évolué dans le sens de l’égalité que les comportements de certains hommes sont considérés comme insupportables.

Cette résistance des stéréotypes viriarcaux est aussi constatable dans les mondes du travail français et russe.

b) L’inégalité hommes-femmes dans les mondes du travail russe et français

En France, l’égalité entre les femmes et les hommes a beaucoup progressé dans le domaine du droit de la famille depuis une cinquantaine d’années. Il en va autrement dans le monde du travail, comme le montrent des chiffres récents[11].

Sur les 118 entreprises composant l’indice SBF 120,25 ne comptent pas de femmes dans leur comité exécutif. C’est notamment le cas d’Airbus, Bouygues et Vivendi. Et quand des femmes y siègent, elles sont en minorité : 15,8 %, alors qu’il y a 15 ans ce taux était d’environ 10 %.

Les entreprises les plus féminisées sont par exemple Icade (56 % de taux de féminisation du comité exécutif), Publicis (37 %), Danone (33 %).

Il en va autrement dans les conseils d’administration, qui comptent 40 % de femmes. Résultat de la loi Copé-Zimmermann de 2010 qui a imposé ce quota dans ces instances de contrôle. Preuve de l’efficacité des discriminations positives, longtemps rejetées par la doctrine juridique française. Rappelons que depuis la modification constitutionnelle ayant trait à la participation des femmes à la représentation nationale, leur taux est passé de 5 à 25 % parmi les députés. Contrairement ce qu’ont soutenu des féministes de renom, cela valait la peine de donner un sexe au peuple français. Dans l’Université, on impose une représentation minimale des femmes parmi les membres des jurys de thèse.

Pour autant, le sexisme n’est pas toujours en cause. Alors que 40 % des bacheliers scientifiques sont des femmes, on note qu’il y a une pénurie de femmes dans les écoles d’ingénieurs (de 15 à 20 %).

D’autre part, 7 femmes sont actuellement à la tête d’une entreprise du SBF 120, contre 111 hommes, mais il y a trois ans, il n’y en avait qu’une.

Les choses avancent donc. Mais au-delà des quotas, l’argument le plus fort pour la féminisation des entreprises réside dans la performance. Depuis dix ans, le cabinet de conseil en stratégie McKinsey parvient chaque année à la même conclusion : ce sont les entreprises qui comptent le plus de femmes qui parviennent aux meilleures performances. Le fonds suisse Amazon Euro Fund l’a bien compris : il n’investit en bourse que dans les entreprises dont la direction est très féminisée .Il a progressé de 44,75 % entre 2013 et fin 2017 .Les enseignants confirment ce constat : depuis longtemps, les filles sont les meilleures étudiantes.

Il est intéressant d’évoquer en comparaison les expériences soviétique et russe[12].

Comme on le verra plus loin, la révolution bolchevique a donné des droits aux femmes souvent avant le reste de l’Europe. Les constitutions de 1918 et 1936, et à l’époque postsoviétique celle de la Fédération de Russie déclarent que les femmes ont des droits égaux à ceux des hommes. L’article 2 du Code du travail russe qui date de 2002 va dans le même sens. Des procédures sont également prévues, y compris au niveau pénal, pour permettre aux femmes qui s’estiment victimes de discriminations d’agir en justice. Mais en général la jurisprudence est très restrictive.

Car force est de constater que la réalité est bien en deçà des normes. Une fois de plus, on constate que les mœurs peuvent être plus fortes que le droit, même dans un État au long passé révolutionnaire.

Dans la vie réelle, les discriminations négatives pesant sur les femmes sont nombreuses dans la Russie actuelle. Les chômeuses sont les deux tiers des personnes sans emploi. Quand le chômage augmente, cette augmentation touche en priorité les femmes. Une femme perçoit en moyenne 60 % du salaire d’un homme, contre 75 % à l’époque soviétique. Les inégalités sont plus fortes dans le secteur privé que dans le secteur public. Ce pourcentage est encore plus discriminant dans les régions rurales et chez les jeunes. Tout ceci alors que les femmes ont en général un niveau d’éducation plus élevé que les hommes.

Cela est d’autant plus préoccupant que dans la Russie actuelle comme dans la période soviétique, un ménage ne peut pas subsister sans que la femme travaille.

De plus, le nombre des divorces est extrêmement élevé et ce sont les femmes qui assurent la subsistance de la famille monoparentale.

Ces dissonances entre les normes et les pratiques tiennent en grande partie aux mentalités. D’après une enquête du Centre Levada de 2010 citée par l’auteure, 54 % des employeurs considèrent que les femmes ont moins de potentiel que les hommes, coûtent plus cher à l’entreprise. Notamment parce que la loi russe prévoit des avantages pour les femmes enceintes ou qui doivent s’occuper de d’enfants en bas âge. Pourtant, ces visions négatives sont démenties par l’indice de performance des entreprises féminisées, au moins dans les sociétés occidentales, cité plus haut.

Toujours à partir de l’enquête de 2010, l’auteure donne un certain nombre de précisions intéressantes sur les stéréotypes masculins, qui peuvent expliquer les discriminations négatives envers les femmes. Les qualités les plus prisées par les hommes chez les femmes sont par ordre décroissant : le sens de l’épargne (56 %), la beauté et l’apparence physique, la politesse, la fidélité. Les traits de caractères les moins appréciés : la volonté d’indépendance, la force de caractère, la capacité de rebondir après des échecs. Chiffre très significatif, 31 % des hommes seulement pensent que les qualités intellectuelles d’une femme sont importantes. Ils croient en majorité qu’elles ne sont ni logiques, ni créatives. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que les femmes ne soient considérées que comme une force de travail d’appoint ou de réserve. L’éthique[13] précède le droit et parfois s’y oppose.

Aussi bien en France qu’en Russie, le droit a souvent été un instrument de la promotion des femmes, après que pendant des siècles, il ait fait de la femme mariée une mineure de surcroît dépourvue du droit de vote, et une héritière succédant derrière ses frères.

La Journée internationale des femmes a été institutionnalisée à l’ONU en 1977. Rien de plus logique : le dernier quart du XXe siècle est celui de la montée en puissance des féminismes contemporains.

La France n’a pas été particulièrement en avance en ce qui concerne la reconnaissance des droits des femmes. La Révolution française a continué à les cantonner dans le domaine domestique : pas de reconnaissance de leurs droits civiques. En revanche, elle a beaucoup fait pour elles dans le domaine des droits civils. Première grande loi sur le divorce en 1792 qui va même jusqu’à instituer le divorce pour incompatibilité d’humeur. Depuis, et c’est une constante dans l’Union européenne, les femmes sont majoritaires à demander le divorce. Ensuite, la Révolution française a institué l’égalité successorale, contre la plupart des coutumes en vigueur jusqu’alors.

Pour le droit de vote, il faudra attendre plus longtemps.

Le 12 mars 1917, quelques jours après l’abdication du tsar, le gouvernement provisoire accorde le droit de vote aux femmes russes. En mars 1921, Lénine , sous l’impulsion d’Alexandra Kollontai ,décrète la Journée internationale des femmes, qui par la suite sera célébrée dans tous les pays de l’Est.

En Russie, le 23 février est le jour de la Fête des hommes. C’est en fait l’anniversaire de la création de l’Armée Rouge en 1918. Les femmes russes félicitent les soldats, et par extension aujourd’hui tous les hommes, à une époque où les valeurs guerrières n’ont plus le vent en poupe. En Russie, on offre donc des cadeaux aux hommes le 23 février et on leur souhaite bonne fête.

Rien de tel en France, si ce n’est peut-être par l’intermédiaire de la Fête des Pères, qui n’a pas la même ampleur que celle des Mères.

On constate donc une certaine asymétrie. Cette asymétrie est également patente à propos de la Journée internationale des hommes, qui se situe le 19 novembre. Elle a été inaugurée en 1997 et parmi ses objectifs généraux, on retrouve l’égalité entre les hommes et les femmes. L’Unesco s’en est félicitée, mais cette date ne figure pas dans la liste officielle de ses grandes journées, pas plus que dans celle de l’ONU.

Ces constats des inégalités entre les femmes et les hommes[14], les efforts du droit à l’époque contemporaine pour les réduire suscitent inévitablement une grande question : pourquoi ?

B) Hypothèses sur la généralité des inégalités entre les hommes et les femmes

On peut tout d’abord chercher dans l’histoire, et plus précisément dans la Préhistoire, l’origine de cette inégalité. On s’interrogera ensuite sur ce que peut nous apprendre une anthropologie de la division sexuelle du travail. Puis on réfléchira sur les conséquences négatives du système viriarcal, , non plus seulement sur les femmes, mais sur les hommes.

a) L’origine historique du viriarcat

Depuis le XIXe siècle, c’est-à-dire l’époque de l’essor de l’ethnologie moderne, le constat général est clair. Au sein d’une dizaine de milliers de sociétés que nous connaissons, jamais la femme n’a eu un pouvoir comparable à celui des hommes. Le matriarcat, à ne pas confondre avec la matrilinéarité qui peut très bien s’accommoder du patriarcat, n’a jamais existé, ou du moins n’en a-t-on aucune preuve. Contrairement à ce qu’avait essayé de démontrer en 1861 Joseph Bachofen, un des pionniers de l’anthropologie juridique, dans son ouvrage Le Droit maternel.

Le crédit apporté aux théories matriarcales dépend beaucoup de l’époque de l’observateur. Elles ont ainsi resurgi lors de la montée du féminisme à la fin du XXe siècle. Une des plus récentes est celle de l’archéologue lituano- américaine, Marija Gimbutas, disparue en 1994 [15]. D’après elle, dans l’Europe néolithique ,nos ancêtres vivaient dans de grands villages ouverts ,au sein de sociétés matriarcales, matrilinéaires et pacifiques. On s’y adonnait principalement aux activités artistiques. Cette époque prit fin cours du quatrième millénaire avant notre ère en raison d’invasions de peuples venus d’Ukraine et de Russie, qui auraient instauré brutalement le patriarcat. Mais l’archéologie est muette sur ce grand basculement.

De même, on a voulu interpréter les statuettes néolithiques bien connues de femmes aux fesses, seins et sexes hypertrophiés comme des preuves du matriarcat. En fait, elles traduisent beaucoup plus probablement l’intérêt des hommes, leurs désirs érotiques, pour la sexualité par le biais de la représentation des organes sexuels féminins, signe avant-coureur d’une tendance que nous retrouvons bien plus tard dans toute l’histoire de l’art occidental où les nus féminins sont beaucoup plus nombreux que les nus masculins. L’art porte aussi les traces des préférences sexuelles, concrétisées par les mécanismes de la sélection naturelle. Par exemple, les hommes ont tendance à privilégier les seins chez les femmes, beaucoup plus volumineux en moyenne que chez les femelles primates, et dépassant les nécessités de l’allaitement, et les femmes la taille du pénis, plus qu’il n’est nécessaire pour la reproduction[16].

La transition vers un modèle nettement patriarcal commence avec les premières sociétés d’agriculteurs néolithiques. Plus précisément en Europe au chalcolithique, entre 4500 et 2200 avant notre ère. On représente des hommes armés en situation de pouvoir (cette tradition va durer jusqu’à nos monuments aux morts). Les bâtiments urbains s’organisent autour du masculin : ne sont représentés que des animaux mâles. Jean-Paul Demoule fait l’hypothèse qu’avec la sédentarisation se développent des idéologies liées au pouvoir masculin pendant que , dans le cadre domestique, la tradition des représentations féminines plus anciennes continue[17]. Hypothèse qui semble confirmée par le constat de certaines arythmies chronologiques.

Les communautés du Proche-Orient, qui pouvaient regrouper plusieurs milliers d’habitants, dans lesquelles apparaît ce type de bâtiment se développent pendant deux millénaires jusqu’au début du septième millénaire avant notre ère. Et puis elles s’effondrent et sont remplacées par des villages beaucoup plus petits. Cela probablement en raison de dégradations climatiques qui auraient refroidi le climat dans ces zônes.

Le mouvement urbain ne reprendra que vers le quatrième millénaire avant notre ère.

Pendant cet intervalle, on ne trouve plus dans ces villages de représentations du principe mâle, tandis que se perpétue la confection de statuettes majoritairement féminines dans l’espace domestique de la maison. On ne constate pas de différence visible de richesse entre les tombes des femmes et celle des hommes. Mais celles des femmes contiennent des ustensiles domestiques (meules à broyer les grains de blé) ; celle des hommes , des haches à fendre le bois et des pointes de flèches en silex.

À partir du cinquième millénaire, la marche interrompue vers le viriarcat reprend. La taille des communautés humaines augmente, de grands espaces collectifs sont aménagés. Les représentations de guerriers en armes deviennent plus nombreuses que les représentations féminines. Et même dans la société des dieux, les dieux masculins commandent en dernier ressort.

On voit donc que de tout temps la sexualité féminine, à travers la représentation des organes féminins, a été une source d’intérêt, d’interrogation, et sans doute aussi d’angoisse de la part des hommes.

Qui s’ajoute à l’exorbitant privilège de la maternité. La nature a en effet fait du corps féminin le lieu de la conception, de la fabrication du fœtus et de la mise au jour du nouveau-né. De surcroît, scandale supplémentaire, une femme peut engendrer aussi bien un garçon qu’une fille. Aristote l’expliquait par le fait que le testicule[18] gauche, situé du côté défavorable, engendrait les filles, et le testicule droit, les garçons.

Somme de craintes qui expliquerait que quand la densification du peuplement et la sédentarisation se sont combinées pour faire apparaître de nouveaux principes de hiérarchie sociale, le masculin soit devenu prédominant.

Cela veut-il dire que l’inégalité entre les genres ne serait pas inscrite dans la nature ? On a longtemps pensé le contraire, en se satisfaisant de jugements paresseux et de stéréotypes que dément une approche anthropologique de la division sexuelle du travail.

b) Anthropologie de la division sexuelle du travail

La femme serait faible, la plupart du temps passive et en tout cas dominée par ses émotions, peut-être même par ses organes : Tota mulier in utero, disaient les Romains. Tout le contraire de l’homme : fort, actif, maître de lui, de ses émotions comme de sa sexualité.

Par exemple, comment nous représentons nous encore l’acte sexuel ? Pour faire bref, une invasion dans le corps de la femme. On pourrait pourtant concevoir la métaphore inverse : une captation du sexe masculin par l’organisme féminin. D’ailleurs, cette peur est bien présente chez les hommes, comme en témoigne la multiplicité des mythes des vagins dentés.

Quant à la supériorité masculine en ce qui concerne la force, rien n’est moins certain.

Comme le démontre bien Alain Testart dans un petit livre qui est un chef-d’œuvre[19], les femmes ont toujours travaillé dur, aussi bien sous les tropiques que dans les régions polaires. Elles transportent le gibier depuis les lieux de chasse, s’occupent du dépeçage. Sans compter les travaux physiques qui exigent de l’endurance (repiquage du riz, binage, sarclage, liage des gerbes, engrangement des récoltes), et de la force : portage, pilonnage, lessivage, pétrissage. Et elles participent aussi à la chasse qui a été l’activité principale de l’humanité pendant la plus grande partie de son histoire. On les trouve en effet dans certaines activités de chasse : la chasse au petit gibier, parfois même la chasse au gros gibier, les chasses collectives, la chasse à l’affût.

Quant à la guerre, s’il est vrai que dans le combat au corps à corps la musculature masculine l’emportera sur la féminine, on ne voit pas pourquoi une femme ne pourrait pas piloter des drones aussi bien qu’un homme.

Les femmes auraient aussi été handicapées dans leur mobilité par les soins à donner aux petits enfants.

Mais faut-il supposer que toutes les femmes avaient toujours des petits enfants dans les bras ou dans le ventre ?

Il faut donc chercher ailleurs.

Comme le disait Françoise Héritier, on aurait fort bien pu concevoir que l’histoire humaine prenne un autre sens à partir du fait biologique de la maternité. Loin d’être source d’infériorité, celle-ci aurait pu être un avantage qui aurait pu conduire au matriarcat. Or nous avons vu qu’il n’a jamais existé. La maternité a au contraire passé pour un handicap. Au point qu’aujourd’hui la plupart des jeunes femmes la retardent afin d’obtenir d’abord l’autonomie financière par le biais de l’exercice d’une profession. Et certaines militantes, comme Arlette Laguiller, la refusent carrément. Par ailleurs, les travaux d’Élisabeth Badinter ont montré que toutes les femmes n’étaient pas nécessairement habitées par l’instinct maternel.

En revanche, la nature a fait que la femme perd régulièrement son sang pendant une bonne partie de sa vie. Et les règles ont été interprétées dans la quasi-totalité des cultures comme un symptôme de faiblesse, de désordre du corps féminin et aussi comme un danger : innombrables sont les tabous au sujet de la menstruation (dans ma jeunesse, j’entendais dire que les femmes qui avaient leurs règles ne pouvaient réussir une mayonnaise) [20].

Alain Testart explique très bien comment aujourd’hui encore le tabou des règles régit certaines de nos activités : il ne faut pas cumuler le sang avec le sang . En 2002,91 % des métiers de la boucherie étaient exercés par des femmes ; les manières de table exigent que si la femme cuit le rôti, c’est l’homme qui le découpe ; à la campagne, c’est toujours l’homme qui égorge le cochon. Les armes que n’utilisent pas les femmes sont celles qui font couler le sang des animaux. Un des dogmes de la religion catholique est celui de la transsubstantiation : le vin devient le sang du Christ. Or, non seulement les femmes ne peuvent pas célébrer la messe, mais elles ne peuvent accéder au chœur où elle est célébrée. En revanche, la transsubstantiation est absente de la religion protestante, qui a toujours été plus ouverte aux femmes que le catholicisme : dans certaines branches du protestantisme, des femmes peuvent être évêques. Un texte étrange de Pline s’explique également par cette particularité du corps féminin. Celui-ci nous dit qu’on écarte les orages, notamment en mer, en dénudant une femme qui a ses règles[21]. Alain Testart nous montre qu’il y a un parallélisme entre l’agitation de la mer et celle du corps de la femme. En vertu du principe d’exclusion des contraires le calme doit revenir sur l’océan.

Alors, quand et comment les hommes ont-ils pris le pouvoir ? On ne le sait pas vraiment. Tout au plus peut-on supposer que pendant les périodes de la préhistoire et de la proto histoire les relations entre les genres étaient à peu près équilibrées[22] : l’instauration du viriarcat ne concerne donc qu’une petite partie de l’aventure humaine.

Je ne reviendrai pas sur les conséquences dommageables qu’il a eues sur les femmes. Tout le monde les connaît.

On insiste beaucoup moins souvent sur les conséquences non moins dommageables qu’il a eues sur les hommes. C’est le mérite de l’ouvrage d’Olivia Gazalé, une philosophe, de les avoir rappelées dans un ouvrage récent, qui met bien en lumière ce que j’appelle les dettes de virilité.

c) Les dettes de virilité

Le système patriarcal, qu’Olivia Gazalé préfère nommer à juste titre le viriarcat, fait peser sur les hommes de lourdes obligations, surtout dans la mesure où il les persuade que ces obligations ont en large partie pour origine des exigences féminines.

Il introduit donc une double asymétrie : un pouvoir des hommes sur les femmes, et ce que j’appelle des dettes de virilité des hommes envers les femmes.

Quels sont ces dettes de virilité ?

Tout d’abord, évidemment, la puissance sexuelle, qui n’est que l’autre face de la domination masculine dans le domaine social et politique. Les Romains le disaient clairement : le bon citoyen doit jouer un rôle actif dans les relations sexuelles, que ce soient des relations hétérosexuelles ou homosexuelles. Et celui qui est passif dans ces relations ne peut être un bon citoyen.

Cette puissance passe notamment par les dimensions du phallus. Celle-ci sont exagérées dans bien des figurations, notamment parce qu’elles étaient censées porter bonheur. Mais de manière apparemment contradictoire, la statuaire antique nous met en face de corps masculin musclés et de large carrure avec des sexes de dimensions plus petites que dans la réalité. On saisit par là la tension infligée aux hommes. D’un côté, manifester la puissance. Mais de l’autre aussi, maîtriser leurs pulsions. Le petit dieu Priape souffre d’une érection douloureusement continue, c’est un enfant monstrueux, rejeté par sa propre mère, la belle Aphrodite, en raison de son membre qualifié de terribilis. Toujours à Rome, une épouse qui trouvait son mari un peu trop pressant d’un point de vue sexuel (uxoriosis) pouvait s’en plaindre à son beau-père, et même l’assigner devant un tribunal.

Si l’homme doit donc maîtriser ses pulsions, la femme n’en est jamais capable. Ainsi s’explique que son sexe n’est presque jamais représenté, car il est source de tous les désordres.

Mais non seulement le phallus doit être d’une certaine taille, mais il doit aussi être capable d’érection, ce qui ne dépend pas de la volonté, et doit donc être cherché du coté d’une prédisposition naturelle à la virilité.

À l’heure actuelle, en France, 36 % des hommes déclarent souffrir de troubles de l’érection, qu’ils soient occasionnels ou majeurs[23], ce qui est le handicap sexuel le plus fréquemment cité. D’autres enquêtes font état de pourcentage plus élevé, de l’ordre de 44 % à 47 %[24].

Dans l’art paléolithique, dans près de la moitié des cas, les représentations masculines sont ithyphalliques[25], ce qu’on peut interpréter au moins comme une préoccupation.

Pour Saint Augustin, il n’y a qu’au Paradis que l’homme pouvait déclencher à son gré ses érections[26]. Mais une fois hors du Jardin d’Eden, après le péché originel, il en ira tout autrement. Une telle affirmation peut nous faire sourire. Il faut la replacer dans son contexte. Dans sa jeunesse, Augustin nous dit lui-même : « Je vins à Carthage ; partout autour de moi crépitait la chaudière des honteuses amours ». Par la suite, il entame une liaison avec une femme dont il eut un fils, liaison qui dura quinze ans. Il a donc eu une vie sexuelle. Et sans doute connu des moments ou des périodes d’impuissance. Il tente de les comprendre. Il constate que la plupart de nos gestes quotidiens sont déterminés par notre volonté. Mais « s’agit-il au contraire des membres générateurs, [l’homme] éprouvant lui-même une révolte continuelle ; souvent ce qu’il voudrait il ne le fait pas, et ce qui ne voudrait pas il le fait ». Il s’agit donc du stigmate de l’imperfection de notre monde, celui d’après la Faute. Fort logiquement, il imagine qu’au Paradis il en allait autrement :

« Quant à la génération, elle aurait pu s’opérer sans aucune rébellion des sens, comme beaucoup d’œuvres s’opèrent dans le calme complet des membres, dirigés par l’impulsion de la volonté, et complètement étrangers aux ardeurs de la passion ».

Interviennent aussi probablement au niveau inconscient des représentations culturelles liées à des pratiques matérielles. L’ethnologue André Georges Haudricourt[27] a ainsi remarqué que les agriculteurs occidentaux ont eu un rapport brutal avec le blé (coupé, battu, broyé) et ont longtemps conçu le corps comme séparé de l’âme. À l’inverse, les Asiatiques ont cultivé des plantes comme l’igname, le tarot et le riz qui exigent des traitements soigneux et indirects ; parallèlement, ils ont conçu des philosophies intégrant davantage l’esprit et le corps, ainsi que des sexologies et des pratiques sexuelles plus raffinées.

En tout cas l’angoisse de l’homme débiteur est toujours possible, latente. Qui peut être justifiée par l’existence de certaines procédures.

Le tribunal de l’impuissance a ainsi été très actif en France du XVIe au XVIIIe siècle[28]. Le mariage doit être consommé. Le mari peut être sommé de faire la preuve publique de la « tension élastique » de son sexe en se livrant à l’acte sexuel en face de cinq matrones et cinq médecins. C’est l’épreuve dite du Congrès. Apparemment, la plupart échouait si bien que cette épreuve fut abolie en 1677 et remplacée par un examen des organes génitaux.

Bien sûr, il n’est plus question à l’heure actuelle de telles procédures.

Cependant, l’angoisse masculine de la dette de virilité est toujours présente. Les préoccupations tournant autour de l’érection sont en effet plus fortes chez les hommes que chez les femmes, les premiers les citant deux fois plus que les secondes[29]. Dans le même sens, 57 % des femmes disent que la taille du pénis n’est pas importante, alors qu’elles pensent que ce critère est primordial pour 95 % des hommes[30]. 44 pour cent d’entre elles se disent très satisfaites de leur sexualité contre 34 % des hommes[31].

Je remarque par ailleurs que les rapports physiques sont une des obligations du mariage, à défaut d’en être un des plaisirs. Le devoir conjugal existe toujours. Si l’amour n’est juridiquement pas une obligation du mariage, l’exercice de la sexualité suivant une certaine fréquence en est une.

Ce devoir [les relations sexuelles] ne peut être contraint, sauf à constituer un viol entre époux[32] et à transformer « la plupart des mariages en prostitution jurée [33]». À ce sujet, la présomption de consentement des époux rapports sexuels a été supprimée par la loi du 9 Juillet 2010 (article 36) relative aux violences faites aux femmes, aux violences au sein du couple, et aux incidences de celles-ci sur les enfants.

Toutefois, le juge civil peut relever l’absence de relations sexuelles comme un comportement fautif. C’est ainsi que la Cour d’appel d’Aix-en-Provence[34] a pu prononcer un divorce aux torts exclusifs de l’époux, condamné à indemniser son épouse à hauteur de 10 000 €, au motif que « la quasi-absence de relations sexuelles pendant plusieurs années, certes avec des reprises ponctuelles, a contribué à la dégradation des rapports entre époux ». Aussi «les attentes de l’épouse étaient-elles légitimes dans la mesure où les rapports sexuels entre époux sont notamment l’expression de l’affection qu’ils se portent mutuellement, tandis qu’ils s’inscrivent dans la continuité des devoirs découlant du mariage ».

D’aprés d’Anatoli Kovler, Professeur à l’Université Lomonosov, Moscou, ancien juge russe à la Cour européenne des droits de l’homme, cet arrêt aurait été sanctionné par le juge européen s’il était parvenu jusqu’à lui :

« L’article 8 de la Convention européenne est concerné de deux manières : violation alléguée de la vie personnelle en étalant au grand public et manquements aux obligations de l’État de protéger les données personnelles. Le requérant pourrait aussi évoquer l’article 3 (traitement inhumain et dégradant) à cause des souffrances subies par lui. Les 10 000 € de dommages-intérêts tombent sous l’effet de l’article premier du Protocole premier de la Convention (protection de la propriété) » [35].

Mais la rareté ou l’inexistence des relations sexuelles peuvent elles être interprétées par le juge comme le signe d’un manque d’amour ?

Nul devoir d’amour n’est prévu par le Code civil. L’amour ne peut être exigé par les partenaires qui doivent, en cas de défaut des sentiments, se contenter d’un effet placebo au travers de la fidélité, du respect, de l’assistance et du secours. Comme produisant un substrat rationnel des sentiments, le droit indique quel doit être l’effet objectif des noces.

Le droit ne peut forcer des couples à s’aimer. Alors qu’un époux reprochait à son épouse un manque caractérisé d’affection et de tendresse, une cour d’appel lui a rappelé de ne pas confondre mariage et amour, en affirmant que « le manque d’affection et de tendresse ne peuvent constituer non plus une [violation des droits et devoirs du mariage], les sentiments ne pouvant résulter d’une obligation et seuls les comportements devant être pris en compte » [36]. Il n’y a pas de norme d’amour, il n’y a pas de standard d’affection. Comme un excipient au dosage incertain, l’amour est traité par le droit conjugal avec précaution, tel un auxiliaire facultatif du couple. Sans être le but poursuivi par l’institution du mariage, il est toutefois difficile de nier l’influence du sentiment sur l’esprit qui anime le modèle d’union préconisé par le droit. S’il n’est pas nécessairement la substance de la relation matrimoniale, il en est quelque par la coquille.

J’ai discuté de cet arrêt avec mes étudiantes. D’un point de vue juridique, puisque les rapports sexuels sont une des obligations du mariage, il est inévitable que le juge soit appelé à sanctionner leur fréquence. Et même à devoir définir une certaine norme (en général, deux fois par semaine, ce qui correspond d’ailleurs à ce que l’on trouve sous l’Ancien Régime dans les sentences des tribunaux ecclésiastiques).

En revanche, d’un point de vue humain, l’opinion était que cette question était trop intime pour pouvoir être tranchée par le juge. Faudrait-il donc ôter les rapports physiques de la liste des obligations du mariage ? Le débat est ouvert.

Autre preuve, mais a contrario, de l’obligation de puissance, bien connue aujourd’hui des urologues. Quand un homme est atteint d’un cancer de la prostate, maladie grave mais relativement banale, il peut vouloir différer, voire éviter (cela a été le cas de François Mitterrand, comme on le sait très porté sur les relations sexuelles) la prostatectomie, cela parce que les séquelles de cette intervention, à des degrés divers, affecte la puissance sexuelle et peut même condamner à l’impuissance[37].

Mais on peut aller plus loin dans les exigences imposées aux hommes. Il faut non seulement avoir des rapports sexuels, mais il faut qu’ils soient d’une certaine qualité, c’est-à-dire qu’ils contribuent au plaisir féminin, peut-être même à l’orgasme de la partenaire.

Cette préoccupation apparaît au début du XXe siècle[38], se renforce à partir de la fin des années soixante . C’est ce qu’Olivia Gazalé appelle le devoir de performance , (que Philippe Brenot identifie comme générateur de beaucoup de difficultés masculines et de tensions dans le couple[39]) :

« Ce devoir de performance est d’autant plus anxiogène que jamais l’homme ne parviendra à approcher l’infini de l’orgasme féminin, ni à l’extorquer de force à sa partenaire, ni à s’assurer qu’il n’est pas simulé. La femme lui échappera toujours… ».

Et cette obligation est sanctionnée par la jurisprudence, d’une manière remarquablement précoce, dans un arrêt de la Cour d’appel de Lyon en 1956. Est fautif le fait pour un époux d’avoir « entretenu des rapports si imparfaits qu’ils ne procuraient à sa femme ni espérance de maternité, ni plaisir » [40].

Autre obligation que l’on peut tirer de la nature : celle de l’interdiction des rapports homosexuels, qui fut longtemps juridique .L’homosexualité était un crime jusqu’à la Révolution française. Elle trouvait un de ses fondements dans le fait qu’ils ne pouvaient conduire à la reproduction, alors que manifestement, les différences anatomiques entre les hommes et les femmes sont là pour ça. Le plaisir éprouvé dans ces relations serait une sorte de ruse de la nature pour y conduire, mais pas le fondement. D’un point de vue anatomique, l’observation est juste. Mais elle se heurte au fait mille fois avéré que l’homme a toujours manipulé la nature, qui n’est en elle-même ni bonne ni mauvaise.

La médecine et la chirurgie, l’industrie pharmaceutique, contribuent la plupart du temps heureusement à contrecarrer la nature.

Mais aujourd’hui, dans la partie restreinte du monde qui est la nôtre, ce modèle du viriarcat semble en perte de vitesse. Non seulement l’homme n’est plus le chef de famille, la transmission patrilinéaire du nom s’est-elle affaiblie, le travail féminin s’accroît-t-il, mais ce système est atteint dans certains de ses fondements idéologiques.

La force physique n’est plus autant valorisée qu’auparavant : au cinéma, on constate que les héros sont souvent fatigués. C’est le cas de Robert De Niro dans Raging Bull et de Sylvester Stallone dans Rocky. Dans Little Big Man, Dustin Hoffman avait campé un antihéros, inversant les figures du western.

Le guerrier n’est plus à la mode. La violence n’est plus idéalisée : Peace and love, Faites l’amour , pas la guerre, disait on en des temps qui n’étaient pas ceux du djihad. De plus, malgré les apparences de l’immédiateté, à notre époque, bien des indices illustrent une baisse continue de la violence[41]. Aux États-Unis, les viols et les agressions sexuelles, les violences conjugales ont beaucoup baissé entre 1992 et 2012. Le fait qu’à l’heure actuelle le harcèlement sexuel soit de plus en plus fréquemment dénoncé montre bien qu’il est perçu comme étant anormal. Depuis 1975, en France, la notion de viol a été élargie et les viols sont plus lourdement sanctionnés.

Les pères s’investissent de plus en plus dans l’éducation de leurs enfants, sans qu’il soit besoin de recourir à un instinct paternel.

Cela ne signifie évidemment pas pour autant que le viriarcat a disparu. Dans bien des pays, il reste la norme. En Russie, la propagande autour de Vladimir Poutine met en scène un homme qui possède tous les attributs de la virilité.

En France, ce sont encore les femmes qui accomplissent la plus grande partie des taches ménagères. L’écart salarial est de 18 % entre les hommes et les femmes.

Il reste que les signes de changement sont plus nombreux que ceux d’un retour au passé.

Reste à savoir, mais la place me manque pour évoquer ces problèmes, comment parvenir à l’égalité entre les hommes et les femmes, et quels seraient ses résultats.

En ce qui concerne les moyens, on peut penser aux discriminations positives, en général récusées par les féministes françaises qui se sont opposées à l’inscription de la parité dans nos institutions. Pour ma part, j’y suis plutôt favorable.

En ce qui concerne les effets, l’avenir nous le dira. Pour les partisans de la théorie du Care, il y aurait des vertus qui seraient spécifiquement féminines (compassion, souci de l’autre, etc.) qui représenteraient l’avenir. Ces théories ne sont nullement un retour en arrière, dans la mesure où elles insistent sur la supériorité de ces valeurs sur des valeurs inverses qui seraient masculines.

Il reste à savoir si une femme qui accède au même niveau de responsabilité qu’un homme exerce ces responsabilités d’une manière différente, par la seule vertu de sa féminité.

On peut aussi se demander si les femmes et les hommes existent véritablement : les différences entre les individus ne sont-elles pas plus grandes que celles entre les genres ?

Enfin, la plupart des théories actuelles sur les différences entre les hommes et les femmes s’inscrivent dans un dualisme dont il faudrait au contraire sortir, même si c’est plus compliqué[42].

D’un côté, l’essentialisme. Les différences entre les hommes et les femmes sont si profondément inscrites dans la nature biologique qu’il serait illusoire de les nier et de tenter de les dépasser. Au cours de l’histoire, cela a été la justification principale du modèle viriarcal : la femme est faible, désordonnée, elle a besoin de la tutelle masculine. Mais cette interprétation naturaliste peut aussi être la source d’une revendication féministe, comme dans les théories du Care : les qualités féminines, meilleures que les masculines, sont la condition du progrès de nos sociétés. Ce naturalisme repose sur l’idée sous-jacente que la nature est bonne et qu’il faut donc la respecter.

De l’autre côté, le socio-constructivisme. On se souvient de la fameuse phrase de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». Les différences sont d’origine sociale, culturelle et historique. Elles sont donc modifiables.

On invoque souvent à l’appui de ce rayonnement les récentes découvertes sur la plasticité cérébrale : à tout âge, le cerveau se modifie en fonction de nouveaux apprentissages..

En fait, ce dualisme est simplificateur. Nos comportements humains sont à la fois les effets de données culturelles et de données sociales. Aucune caractéristique humaine n’est totalement innée, ni totalement acquise. Par exemple, la plasticité cérébrale est loin d’être illimitée. Elle dépend beaucoup de l’architecture cérébrale préexistante et des mécanismes génétiques transmis.

D’autre part, même si on supposait avérée l’explication naturaliste, rien ne démontre son intangibilité. Au contraire, bien des efforts humains, notamment ceux des juristes et des médecins, sont déployés pour limiter les causes dites naturelles. Par exemple, même si les hommes étaient prédisposés à la violence notamment en raison de facteurs hormonaux, cela ne justifierait en rien que le droit se refuse à contrôler ces comportements violents, notamment à l’égard des femmes.

D’autre part, les différences culturelles ne sont pas forcément plus facilement modifiables que les différences naturelles. Il en va par exemple ainsi des croyances religieuses inculquées dans l’enfance, ou des tabous alimentaires.

On voit donc que la lumière est loin d’être faite sur les explications théoriques de l’inégalité entre les femmes et les hommes. Ce qui n’interdit nullement d’adopter des politiques visant à les réduire, voire à les éliminer.

Suivant les pays, ces politiques sont plus ou moins déterminées, avec une efficacité variable. À l’époque actuelle, nous assistons sinon à une mondialisation, ce qui serait un terme exagéré, mais à une certaine internationalisation des mariages. On continue à se marier majoritairement dans sa proximité géographique et sociale. Rien n’interdit en droit à la fille d’un ménage ouvrier de se marier au fils d’une des plus grandes entreprises du CAC 40, mais les exemples sont plutôt rares des unions entre la domestique et le Prince charmant[43]. Suivant l’origine des conjoints, la mixité des couples peut poser des problèmes d’adaptation difficile, à la fois en raison de critères culturels et juridiques.

C’est ce que nous allons voir dans une seconde partie.

Partie II : L’internationalisation des unions et ses difficultés.

Je ne pourrai ici que prendre deux exemples actuels en les comparant : les couples russo- norvégiens et les couples franco-russes.

A) Les couples russo-norvégiens

Les difficultés économiques qui accompagnèrent la fin de l’Union soviétique sont une des principales motivations de l’émigration russe en Norvège du Nord. Comme dans bien d’autres cas, les migrants, en fait les migrantes, sont placés en situation d’acculturation[44]. Par ailleurs, certaines particularités du droit norvégien accentuent la vulnérabilité de ces migrantes.

a) L’acculturation des femmes russes

A la fin du siècle précédent, l’effondrement de l’Union soviétique s’accompagne d’une dégradation brutale de la situation économique. Beaucoup de carrières sont brisées, la mendicité se répand dans les grandes villes. En même temps, les voyages à l’étranger deviennent beaucoup plus faciles qu’auparavant. S’ensuit une émigration de Russes, notamment dans les régions où existe une frontière commune entre la Russie et des pays occidentaux. C’est le cas de la Norvège du Nord, le Finnmark. En 2008, 1,54 % de la population du Finnmark était russe ; 82 % des migrants étaient des femmes, dont la plupart avait obtenu leur permis de séjour par le mariage avec des Norvégiens.

En dehors des préoccupations d’ordre économique, les femmes russes étaient motivées par la recherche d’hommes ayant une conception plus moderne de la vie conjugale. Inversement, les hommes norvégiens cherchaient des femmes qui aient une conception plus traditionnelle. L’écart d’âge était aussi un facteur important. Il est d’environ 15 ans pour ces couples mixtes, alors qu’il n’est que de trois ans dans les couples norvégiens.

L’effondrement du système soviétique provoqua parfois dans le Finnmark des activités de prostitution, mais dans la plupart des cas, les femmes russes étaient à la recherche de maris norvégiens et possédaient un haut degré d’éducation scolaire et universitaire. Rappelons que dans le système soviétique, le degré de culture moyen était supérieur à celui des pays occidentaux. La majorité des migrants sont des femmes (les estimations varient entre 70 et 82 pour cent), qui recherchent le mariage. Or la Norvège est un des rares pays où l’égalité entre les hommes et les femmes est non seulement de droit, mais réelle. Comme nous allons le voir, cela pose un certain nombre de difficultés par rapport à la mentalité traditionnelle russe.

Des études récentes datant de 2002,2003 et 2009 montrent que les médias norvégiens font souvent apparaître les migrantes russes comme une catégorie distincte de la population difficilement intégrable, notamment en raison de leur conception de la sexualité et des rapports entre les genres.

Parmi les couples installés en Norvège, il y a peu de couples dont les deux membres sont russes.

Quels sont donc ces particularismes russes ?

En théorie, les femmes et les femmes étaient égaux en Union soviétique. Cette égalité avait été un des principes énoncés par les bolcheviques. Parmi eux, on signalera une femme exceptionnelle, Alexandra Kollontai. Elle a essayé de mettre en œuvre des solutions permettant d’arriver à l’égalité réelle, mais les difficultés de l’époque ne les permettaient pas[45]. Parallèlement, en réaction contre l’ancienne société et l’autorité de l’Eglise, le divorce devient possible dans des conditions faciles, l’union libre est favorisée. Alexandra Kollontai est notamment restée célèbre pour sa théorie « du verre d’eau » : il doit être aussi facile de faire l’amour que de boire un verre d’eau quand on a soif. Ce qui choquait Lénine, rétorquant que la soif n’était pas une raison pour boire un verre d’eau sale…

Un vestige de cette époque dans une particularité du droit positif russe : l’infidélité ne constitue pas une faute juridique invocable devant le juge russe.

Un certain nombre de désordres s’en suivirent, qui prirent parfois une tournure préoccupante. Avec Staline, le retour à l’ordre est brutal : interdiction de l’homosexualité, de l’avortement, de l’adultère, de la pornographie, et même de la psychanalyse. Une expression fréquente en Union soviétique devient alors : « Chez nous, le sexe n’existe pas ».

L’égalité réelle non plus. Comme dans le droit du travail précédemment évoqué, la pratique était différente des normes juridiques. Aux hommes les activités à caractère public ; aux femmes les activités domestiques, qui se cumulaient avec une profession. Le système soviétique combinait donc un progressisme juridique et un système viriarcal.

Après l’effondrement de l’Union soviétique, les hommes politiques et les mass media prônèrent la conception d’une distinction naturelle entre les hommes et les femmes, en réaction contre l’égalitarisme soviétique. Mais dans la pratique, ici encore on constate une contradiction, dans la mesure où pour des raisons économiques il était impossible pour la majorité des femmes russes de rester au foyer. En tout cas, la participation des hommes aux tâches domestiques était considérée comme contraire à la virilité.

Une enquête datant de 2012 donne des indications intéressantes sur la mentalité conjugale en Russie[46].

90 % des Russes affirment que la famille est très importante pour eux. 61 % estiment que leur famille est heureuse, 4 % seulement disent qu’ils ont de mauvaises relations familiales. En ce qui concerne la sexualité, les chiffres sont très différents de ceux constatés dans les pays occidentaux[47] : 44 % seulement considèrent leur vie sexuelle comme bonne, 12 % la disent mauvaise. Les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à faire état d’opinions négatives. L’insuffisance des revenus va de pair avec la médiocrité de la vie sexuelle. Les femmes apprécient particulièrement chez les hommes la fiabilité, le comportement de bon père de famille. Elles préfèrent les hommes qui ne boivent pas et ne fument pas, mais montrent par ailleurs des qualités viriles. Le modèle de la femme au foyer n’est plébiscité que par 12 % des citoyens, et de 20 à 25 % des ruraux.

Depuis une trentaine d’années, le modèle norvégien est complètement différent. Les politiques familiales visent à donner aux hommes et aux femmes les mêmes opportunités de combiner la profession et les activités domestiques. L’écart salarial est minime : les salaires féminins atteignent 86 % des masculins. Mais dans la pratique, le degré d’égalité parmi les couples norvégiens varie suivants différents facteurs : la qualité des relations dans le couple, le degré d’éducation des conjoints, le nombre des enfants, etc.

Dans la Norvège actuelle, l’égalité dans l’accomplissement des tâches familiales est devenue un marqueur identitaire du caractère russe ou norvégien des ménages.

Les interviews réalisées auprès de ces couples mixtes montrent que les hommes disent vivre dans un système matriarcal, alors que les femmes déclarent que l’égalité règne dans le couple. Elles attachent une grande importance à l’implication des hommes dans l’éducation des enfants, en général assez faible en Russie. Cette égalité se concrétise dans la participation de l’homme aux tâches domestiques. Les femmes considèrent que le modèle russe ne peut pas perdurer après l’installation en Norvège. D’une manière qui s’explique par les développements précédents, elles affirment tout à la fois que cette égalité est de type russe, tout en disant qu’en Russie la place de la femme est « dans la cuisine ». Conformément au modèle postsoviétique, elles restent attachées à l’idée que le soin du foyer est l’activité « naturelle » de la femme. Une autre contradiction est constatable parmi les réponses des hommes. D’une part ils disent que leur implication dans les tâches domestiques n’est pas synonyme de perte de leur virilité ; mais en même temps ils ont beaucoup de mal à l’admettre dans la pratique.

En fait, ces couples mixtes ne se sentent ni pleinement norvégiens, ni pleinement russes, ce qui correspond à la réalité.

Le système norvégien n’est pas lui non plus exempt d’une certaine ambiguïté. D’un côté, la société norvégienne se dit multiculturelle ; d’un autre côté, elle tend à imposer aux couples issus de la migration son modèle égalitaire.

Par ailleurs, il impose aux migrants russes des conditions particulières qui rendent les femmes dépendantes de leur mari norvégien pendant plusieurs années.

c) Le droit norvégien et la vulnérabilité de l’épouse russe[48]

Dans les litiges familiaux, les juridictions norvégiennes ont tendance à appliquer plutôt la loi norvégienne que la loi russe.

Jusqu’en 2010, les autorités norvégiennes ont admis que la volonté du mariage soit principalement motivée par le désir de l’immigration. Mais à partir de 2010, ce désir ne peut constituer le fondement du mariage.

L’époux norvégien doit subvenir aux besoins de sa femme russe pendant trois ans, ce qui permet à l’État norvégien de ne pas avoir à prendre en charge une personne défavorisée. Ce n’est qu’après l’écoulement de ce délai que l’épouse obtient une carte de séjour et un permis de travail. En cas de divorce pendant cette période de trois ans, l’épouse doit repartir en Russie. Quand le domicile familial était la propriété de l’homme avant le mariage, à la suite du divorce, sa valeur n’est pas divisée entre les conjoints. La plupart du temps, après le divorce, ils demeurent en Norvège.

Les conditions posées par le droit norvégien mettent l’épouse d’origine russe en état de vulnérabilité pendant la période initiale de trois ans. Il lui faut non seulement s’adapter à un autre pays, mais apprendre la langue,, tout cela en étant dépendante économiquement de son mari. Il s’agit donc d’une contradiction par rapport à l’égalité entre l’homme et la femme par ailleurs prônée par le système norvégien.

A la différence de la Norvège, la France ne possède pas de frontière commune avec la Russie. Cependant, nous allons constater un certain nombre de similitudes par rapport aux mariages mixtes dans ces deux pays, ne serait-ce que parce qu’en France la très grande majorité des couples franco-russes sont composés d’un conjoint français et d’une épouse russe.

B) Les couples franco-russes

Rappelons qu’à l’heure actuelle en France, 13 % des mariages sont ceux de couples de nationalités différentes. Sont évidemment surtout compris dans ce pourcentage les couples formés avec un conjoint d’origine maghrébine ou d’Afrique Noire.

On dénombre 60 000 Russes installés en France, ce qui est peu par rapport aux autres immigrés, pour des raisons tenant à l’histoire coloniale de la France. 64 % des immigrés russes en France sont des femmes, très diplômées (plus de la moitié sont diplômées de l’enseignement supérieur). Sur 100 mariages franco-russes, 95 unissent un Français et une Russe.

Quelles sont les motivations des conjoints respectifs ? [49] La demande masculine peut provenir d’hommes en situation d’isolement, notamment dans les milieux ruraux. Plus généralement, les motivations résident dans l’espoir de trouver des femmes plus conformes au modèle traditionnel, et sont parfois empreintes d’anti- féminisme. D’où le risque d’un hiatus, dans la mesure où les femmes sont justement motivées par la recherche d’une plus grande égalité au sein du couple. Existent aussi des critères d’ordre esthétique, dans la mesure où les femmes russes sont souvent conformes aux critères de désidérabilité courants : yeux clairs, cheveux blonds, élégance. On y ajoutera le fait que la tolérance envers l’écart d’âge est plus grande en Russie qu’en France. Les motifs des femmes sont par ailleurs divers : économiques, mais également désir d’une vie sexuelle plus satisfaisante, évitement de conjoints violents ou alcooliques. Joue aussi un critère démographique : le manque d’hommes dans certaines tranches d’âge.

Du côté du public français, les conjoints russes sont souvent vus de façon péjorative : le Français moyen considère volontiers que ces femmes ne sont mues que par le désir de l’argent. On peut faire valoir qu’un certain nombre de femmes françaises n’échappe pas non plus à ce reproche, mais surtout l’enquête menée en 2015 par les auteurs dessine des situations plus complexes et plus variées, dans lesquelles la recherche de l’époux n’a pas été la motivation prédominante dans la décision d’immigration. Les migrantes russes, en général issues des classes moyennes, appartiennent à deux catégories d’âge. La première comprend des femmes âgées de 40 à 55 ans dont la vie a souvent été bouleversée par l’effondrement de l’Union soviétique et les divorces. La seconde, des femmes de 25 à 40 ans, souvent venues par des programmes d’échanges universitaires ou ayant occupé des emplois de fille au pair.

Comme on l’a déjà vu dans le cas de la Norvège, les femmes qui choisissent de se marier se retrouvent dans une situation de dépendance vis-à-vis de leur époux, dans la mesure où elles ont à apprendre la langue, où le revenu principal est celui de l’époux, et où les démarches administratives en France, comme on le verra plus loin, sont souvent très complexes. Mais cette dépendance n’a pas nécessairement pour conséquence une situation d’aliénation. Elle peut être vécue comme transactionnelle, dans la mesure où le mariage permet la normalisation de certaines situations, une vie plus stable, et des rapports plus égalitaires dans le couple qu’en Russie. On ajoutera qu’en Russie les professions dites « intellectuelles » (médecins, avocats, ingénieurs) sont sous-payées par rapport aux moyennes européennes.

Voyons maintenant plus précisément comment s’effectue la recherche du conjoint et se constitue le lien matrimonial.

a) La recherche du conjoint

En France, le choix du conjoint obéit toujours à deux critères : la proximité géographique, l’homologie sociale.

La France diverge de la Norvège en ce qu’elle n’a pas de frontières communes avec la Russie et le facteur de la distance spatiale est évidemment important. La rencontre peut se faire dans le cadre d’échanges professionnels, mais c’est rarement le cas, dans la mesure où peu de Français sont russophones. Restent alors plusieurs possibilités : des agences plus ou moins douteuses, les agences matrimoniales officielles[50].

Les sites proposant des listings gratuits mais qui font payer la correspondance fonctionnent selon un principe simple: ils travaillent en collaboration avec plusieurs agences qui publient des profils de femmes russes sur une seule et même base de données; c'est une forme de "coopérative" de la rencontre internationale. Sur ces profils publiés les agences ont pris soin d'enlever les adresses postales, numéro de téléphone et adresse e-mail personnels, car elles ne veulent pas perdre l'argent lié aux frais de correspondance. La publicité de ces sites annonce au client potentiel qu’il pourra contacter gratuitement des femmes russes. En fait on ne vend pas les adresses, on fait payer (par carte bancaire) la correspondance avec ces femmes sans dévoiler leurs coordonnées personnelles. Les bénéfices liés à ces correspondances sont ensuite partagés entre l'agence qui héberge le listing sur son site Internet et les agences "partenaires". C'est la porte ouverte à tout les abus. En effet, pour gagner de l'argent, les agences partenaires n'hésitent pas à envoyer aux hommes occidentaux des lettres provenant soi-disant de la part de superbes femmes russes qui existent vraiment mais qui ne sont pas au courant que l'agence écrit en leur nom . Les agences savent que les hommes continueront à payer pour continuer cette correspondance artificielle Certains hommes dépensent ainsi des centaines d'euros sans avoir en fin de compte le moindre contact réel.

Le second cas est celui d’agences de rencontres vendant des adresses de femmes russes: elles ne sont soumises à aucune loi. En cas de tromperie aucun recours n’est possible.

Enfin , les agences matrimoniales officielles, soumises à la loi Neiertz (loi très stricte régissant les agences matrimoniales en vue de protéger les consommateurs). Elles offrent les meilleures garanties. Ce qui n’empêche pas les agissements frauduleux. Eurochallenges, une agence implantée à Lyon qui a longtemps été un leader dans ce domaine a été l’objet de poursuites pénales et a dû fermer ses portes.

Une simple recherche sur Internet permet de se renseigner sur le fonctionnement de ces agences. Des reportages ont eu lieu à la télévision française sur certaines d’entre elles[51]. On peut le résumer ainsi. La publicité se fonde sur les attentes énoncées plus haut des clients potentiels ainsi que sur certains facteurs objectifs (déficit démographique dans certaines tranches d’âge, âge de mortalité masculine plus bas en Russie et en Ukraine que dans les pays occidentaux). Les agences mettent en scène des success stories montrant des couples qui ont réussi leur mariage. Les prix de ces agences sont variables, autour de 5000 € pour un abonnement annuel. A quoi il faut ajouter le prix des traductions, qui peut être élevé, puisque chaque homme français correspond avec plusieurs femmes russes. En effet, il est clair dès le départ autant pour les femmes que pour les hommes que l’homme entretient des correspondances avec plusieurs femmes, ne pouvant se déplacer en Russie ou en Ukraine pour une seule d’entre elles. L’agence française est une sorte de centrale qui a sur place différentes agences partenaires Au bout de quelques semaines de correspondance, on a pu se faire de part et d’autre une idée des attentes réciproques. Le Français entreprend alors le voyage vers une ou plusieurs villes, et rencontre plusieurs des femmes avec qui il a entretenu des correspondances, ces rencontres se faisant en général avec l’assistance d’une interprète, qu’il faut évidemment rémunérer. Suivant l’attrait réciproque, certaines de ces rencontres se répètent et à la fin vient l’heure du choix : le Français propose à une des femmes rencontrées de venir le voir en France. Si la femme accepte, tous les frais sont à la charge du client et beaucoup d’agences n’hésitent pas à quintupler ou davantage le prix des formalités nécessaires à l’obtention du visa. Mais le client ne dispose d’aucun moyen de contrôle.

Une autre formule existe, plus rapide : sans avoir entretenu de correspondance préalable, le Français se rend dans une ville russe ou ukrainienne (l’Ukraine présente l’avantage de ne pas exiger de visa de la part du Français) et rencontre un certain nombre de femmes.

Au cours du séjour en France, les désirs se concrétisent… ou non. Des Français ont ainsi accusé certaines de leurs invitées de faire du « tourisme matrimonial », mais il est évident que le voyage en France ne peut faire office de promesse de mariage en lui-même.

Tous ces échanges n’aboutissent à des mariages que dans 3 à 5 % des cas, seule une femme russe sur cinquante acceptant de quitter son pays. Le taux de réussite est donc beaucoup plus réduit que ne le laissent croire les success stories.

Si la rencontre est positive, commence alors la difficile marche vers le mariage et la confrontation avec les autorités et le droit français.

b) La constitution du lien matrimonial français

Toutes ces formalités sont inaccessibles au futur conjoint russe s’il ne parle pas français, ce qui est le cas la plupart du temps. La confiance envers le futur mari doit donc être totale, même si l’assistance d’une interprète est requise dans certaines formalités légales.

Fort logiquement, la première étape consiste dans le contact avec le service de l’état- civil de la mairie où aura lieu le mariage. La procédure se déroule alors suivant un mode inquisitoire destiné à éviter les faux mariages. Le ou la responsable du service interroge séparément chacun des futurs conjoint sur les circonstances de leur rencontre, leur motivation, demande à chacun des détails précis et concordants sur la vie et la famille de son futur conjoint (prénom et âge des enfants ,date de naissance du conjoint). Certains services d’état- civil, en cas de mariage avec une Ukrainienne, demandent même des photos des voyages du Français en Ukraine. Ces procédures sont contraires à la Convention européenne des droits de l’homme, et en violent plusieurs articles : l’article 8 sur le droit au respect de la vie privée et familiale ; l’article 14 interdisant les discriminations ; l’article 12 sur le droit au mariage. Mais on voit mal le futur époux opposer ces considérations au responsable de l’état- civil qui l’ interroge… par ailleurs, on reste assez sceptique sur l’efficacité de ces questions. Ceux qui veulent conclure un faux mariage sont évidemment au courant des procédures et savent les contourner.

Notons que dans le cas d’un conjoint issu d’un pays musulman, la situation est encore plus difficile : les autorités consulaires demandent en effet la conversion du conjoint français à l’Islam…[52]

La cérémonie du mariage et l’éventuelle rédaction d’un contrat de mariage doivent se faire avec l’assistance d’un interprète russe officiel si l’épouse n’est pas francophone. Une fois le mariage conclu, précédé ou non de la signature d’un contrat de mariage[53] contrairement à l’article 215 du Code civil qui élu en mairie lors de la cérémonie du mariage et qui oblige à la vie commune, l’administration française oblige la femme russe à retourner en Russie pour obtenir un visa spécial « Vie privée et familiale ». Ce visa suppose que le Français lui remette un certain nombre de documents confidentiels de nature financière (montant du salaire ou de la retraite, attestation d’honorabilité (notamment de l’employeur), déclaration d’impôts, facture des frais qu’il a engagés pour les rencontres avec son épouse, etc.) qu’elle devra remettre aux autorités consulaires françaises implantées en Russie qui décideront de l’octroi du visa. Sur le plan juridique ce n’est pas une négation par l’administration du droit au mariage, mais un ensemble de conditions qui le définissent de manière très restrictive. Compte tenu de tout ceci, on ne voit pas comment un chômeur dans une situation économique difficile peut épouser une femme russe… Il est clair que la France veut contrôler la situation financière du couple.

Une fois le visa octroyé, l’épouse russe peut revenir en France pour accomplir un certain nombre de démarches avec l’aide de son époux. Pour obtenir la carte de séjour, il lui faudra passer un examen de français portant sur l’usage du français de base et sur les valeurs fondamentales de la République. Cette carte de séjour sera renouvelée tous les ans. L’octroi de la nationalité française n’est possible qu’au bout de quatre ans de vie conjugale stable et harmonieuse. Une autre procédure permet la validation du permis de conduire russe en permis de conduire français. Il est à noter que l’administration française détruit le permis de conduire russe après cette validation. Ce qui place l’épouse russe qui veut effectuer des séjours dans son pays natal…et y conduire dans une position difficile.

Une fois toutes ces procédures accomplies, la vie conjugale réelle peut commencer, avec les aléas et les bonheurs qui sont ceux de la vie de tous les couples. Mais on aura pris conscience de la difficulté de toutes les étapes préliminaires en ce qui concerne les couples franco-russes.

On aura aussi observé que la recherche d’une plus grande égalité dans les relations conjugales est souvent une motivation des candidates russes au mariage.

Il s’agit donc bien d’une aspiration contemporaine.

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